Art visuel animé et bien-être mental dans les environnements de soins
- Carole Gendron
- 24 juin
- 27 min de lecture
Effets sur l’anxiété, le stress et la douleur des patients
Plusieurs recherches cliniques ont mesuré l’impact de l’intégration d’œuvres d’art visuel dans les hôpitaux sur les niveaux de stress, d’anxiété et même de douleur des patients. Les résultats indiquent globalement un effet bénéfique, en particulier lorsque l’œuvre représente un contenu apaisant ou est utilisée comme distraction positive. Par exemple, une étude en unité psychiatrique a montré que l’affichage d’une image réaliste de nature dans un salon commun réduisait significativement l’anxiété des patients : les jours avec une photographie de paysage, les soignants ont administré beaucoup moins de médicaments anxiolytiques à la demande (PRN) par patient par rapport aux jours avec une peinture abstraite ou sans art du tout. En effet, le taux de médicaments PRN distribués a chuté jusqu’à 60 % sous l’influence de la scène de nature, alors qu’une image abstraite ne procurait pas ce bénéfice. Les soignants ont même rapporté que certains patients devenaient agités face à l’œuvre abstraite, soulignant l’importance du choix du contenu visuel.
Des bénéfices similaires ont été observés en milieu somatique. Ulrich et collègues ont notamment montré que des patients en postopératoire de chirurgie cardiaque présentaient moins d’anxiété et nécessitaient moins d’analgésiques lorsqu’ils pouvaient voir une image de nature apaisante accrochée au pied de leur lit, comparativement à des patients exposés à une image d’art abstrait générée par ordinateur ou à aucun visuel. De même, dans un essai contrôlé, des vidéos de paysages naturels diffusées en salle d’attente ont entraîné une diminution de la fréquence cardiaque et de la tension artérielle des patients, par rapport à des vidéos urbaines stimulantes ou à la télévision ordinaire. Ces données suggèrent que le contenu visuel animé a un impact direct sur la réponse physiologique au stress : des stimuli calmes et naturels favorisent la détente, là où des contenus plus abstraits ou excitants peuvent être moins efficaces, voire contre-productifs.
L’art visuel en motion peut également contribuer à la réduction de la perception de la douleur et potentiellement à une meilleure récupération. Par le phénomène de distraction positive, concentrer son attention sur une œuvre visuelle immersive peut diminuer la focalisation sur la douleur ou l’inconfort. Dans le cadre d’une enquête à la Cleveland Clinic (USA), 39 % des patients interrogés ont estimé que la présence des œuvres d’art dans l’hôpital réduisait leurs sensations de douleur ou améliorait leur confort. De plus, des initiatives artistiques ont été associées à des tendances vers des séjours hospitaliers plus courts et une moindre consommation de médicaments. Par exemple, le programme arts et santé du Chelsea & Westminster Hospital (Londres) a rapporté une diminution de la durée d’hospitalisation moyenne chez certains patients après l’installation d’œuvres visuelles, parallèlement à une baisse de l’anxiété, de la dépression et de la douleur déclarées. Bien que tous les essais ne montrent pas des différences statistiquement significatives sur ces paramètres cliniques (certaines études pilotes manquant de puissance), l’ensemble des données pointe vers un effet positif modeste mais réel de l’art visuel apaisant sur le bien-être physique et émotionnel des patients.
Expérience et perception des patients face à l’art en mouvement
Les études qualitatives et les enquêtes de satisfaction soulignent que l’intégration d’art, y compris d’art numérique animé, améliore sensiblement l’expérience vécue par les patients dans les lieux de soins. Dans une vaste enquête menée auprès de plus de 4 000 patients du Cleveland Clinic, la grande majorité de ceux qui avaient prêté attention aux œuvres exposées ont décrit l’atmosphère de l’hôpital comme « accueillante et apaisante » grâce à l’art. Parmi les patients souffrant de troubles psychologiques ou de maladies chroniques (p. ex. troubles anxieux, hypertension, cancer du sein, stress post-traumatique), 73 % ont rapporté une amélioration légère à significative de leur humeur en présence des œuvres, et 61 % ont constaté une réduction de leur niveau de stress. Ces témoignages confirment que l’art contribue à humaniser et adoucir le climat anxiogène des hôpitaux.
Il est intéressant de noter que les patients sont souvent sensibles à l’aspect évolutif et interactif de l’art animé. Au Cleveland Clinic, une des pièces les plus appréciées était « Mike Kelley 1 », une installation vidéo projetant l’image d’un arbre au fil des saisons, en perpétuel changement visuel.

De nombreux patients ont indiqué passer du temps à observer cet arbre virtuel qui se transforme continuellement, ce qui les aide à s’évader mentalement de leur condition médicale et à mieux supporter l’attente ou l’ennui liés à l’hospitalisation. De même, dans les services pédiatriques, les œuvres interactives ou en mouvement captivent l’attention des enfants et diminuent leur anxiété. Des soignants ont constaté que ces dispositifs artistiques ludiques – par exemple des fresques animées ou des écrans réagissant au mouvement – détournent l’attention des jeunes patients de procédures stressantes, les aidant à rester calmes. Une enquête britannique a même révélé que plus de 80 % des patientes ayant subi une colposcopie gynécologique dans une salle équipée d’œuvres visuelles animées ont affirmé que l’art avait grandement amélioré leur anxiété et leur expérience de l’examen. Ces retours qualitatifs, qu’ils proviennent de questionnaires, d’interviews ou de simples commentaires spontanés, soulignent l’acceptation majoritairement positive de l’art immersif par les patients. Ceux-ci décrivent souvent les œuvres comme un échappatoire mental, une source de réconfort, de curiosité ou de méditation, par opposition à des murs blancs stériles. Ainsi, un patient hospitalisé interviewé au Danemark à propos d’une peinture abstraite colorée dans sa chambre confiait : « C’est vraiment agréable que ce tableau soit là… ça égaye la pièce. Pour moi ce ne sont que des gribouillis, mais c’est mieux que de simples murs blancs. Les couleurs offrent une autre ambiance… On peut s’asseoir et le regarder pour décrocher un peu… Hier je suis resté allongé à tricoter en le regardant par moments… je me suis assoupi et j’ai rêvé à autre chose… ça m’a apporté un peu de paix… ». Ce témoignage illustre bien comment même de l’art abstrait, du moment qu’il est perçu positivement, peut procurer une forme de soulagement psychologique et améliorer l’expérience patient.
Notons enfin que les préférences artistiques peuvent varier selon les individus. Les études plus anciennes recommandaient souvent d’éviter l’art abstrait en milieu hospitalier, partant du principe qu’il pourrait générer de l’incompréhension ou du malaise chez des patients déjà vulnérables. Cependant, les travaux plus récents nuancent cette vision. La recherche danoise susmentionnée (Nielsen & Mullins, 2017) a montré que l’art non-figuratif n’engendre pas systématiquement d’effet négatif : au contraire, l’ambiguïté des œuvres abstraites peut stimuler l’imaginaire personnel du patient (souvenirs, émotions, interprétations), ce qui contribue aussi à son bien-être. En pratique, patients et visiteurs semblent apprécier tant les scènes figuratives rassurantes (notamment les paysages naturels) que les œuvres contemporaines abstraites, du moment qu’elles créent une ambiance positive ou intrigante. C’est pourquoi la clé réside dans la qualité artistique et la pertinence thématique des œuvres plus que dans leur seul genre : une vidéo artistique bien conçue, aux couleurs et mouvements apaisants, sera probablement bien accueillie et bénéfique.
Intégration concrète de l’art visuel animé dans les établissements de soins
De nombreux hôpitaux et cliniques à travers le monde ont entrepris d’intégrer l’art visuel – notamment numérique et animé – au sein de leurs infrastructures, et certains ont documenté les retombées positives de ces initiatives. Au Royaume-Uni, le Chelsea & Westminster Hospital est pionnier en la matière depuis les années 1990 : son programme d’arts visuels (CW+) a récemment fait l’objet de recherches qui ont confirmé un impact tangible sur les patients. Par exemple, en plus des résultats sur l’anxiété lors de colposcopie évoqués plus haut, il a été rapporté qu’auprès de patientes en chimiothérapie, l’intégration d’œuvres d’art vidéo ou numériques dans l’environnement de soin a fait chuter les sentiments dépressifs d’environ un tiers. Le personnel soignant de cet hôpital observe également une diminution de l’agitation et des peurs chez les enfants hospitalisés depuis que des installations artistiques ludiques (murales animées, expositions digitales interactives) ont été mises en place. Fort de ces succès, l’hôpital a publié en 2019 un ouvrage intitulé The Healing Arts qui détaille ces expériences et promeut le rôle thérapeutique de l’art visuel en milieu médical.
Aux États-Unis, la Cleveland Clinic a intégré des centaines d’œuvres d’art dans son bâtiment principal, y compris des sculptures cinétiques, des projections vidéo et des créations numériques contemporaines. Une enquête interne réalisée auprès de 826 patients de cet hôpital a mis en évidence que cette collection artistique contribue à améliorer nettement leur vécu : l’art rend l’environnement « plus accueillant et calmant » selon les patients, améliore l’humeur et réduit le stress, comme mentionné plus tôt. Il est frappant de noter que l’œuvre vidéo de l’arbre aux quatre saisons (Mike Kelley 1) est spontanément devenue un point de focalisation où les patients s’attardent, démontrant l’attrait d’un art en mouvement bien choisi en contexte de soin.
D’autres établissements ont investi dans des dispositifs plus immersifs pour transformer des espaces traditionnellement anxiogènes en lieux apaisants. Par exemple, le Boston Children’s Hospital s’est doté d’un grand mur interactif dans son hall pédiatrique : les enfants et leurs familles peuvent interagir avec des animations colorées projetées, ce qui rend l’hospitalisation moins effrayante en créant une atmosphère de jeu. De même, le Lucile Packard Children’s Hospital (Stanford) a incorporé dans son architecture un vaste programme artistique, comprenant une sculpture cinétique de 9 m de haut (leur mascotte « Leaping Lucy » en mouvement) ainsi que des fresques murales panoramiques de l’écosystème californien avec des éléments interactifs. Chaque chambre d’enfant y dispose d’une œuvre encadrée, et des petites figurines en verre représentant des animaux (colibris, poissons, etc.) jalonnent les jardins – autant d’éléments visuels destinés à distraire et éduquer les jeunes patients tout en réduisant leur anxiété. Les retours de ces hôpitaux pédiatriques indiquent que l’art permet de détourner l’attention des enfants des procédures médicales, d’améliorer leur coopération et même de faciliter les interactions entre soignants, enfants et parents.
Enfin, les constructeurs de matériel médical et les concepteurs d’espaces cliniques commencent à intégrer l’art audiovisuel comme composante standard d’une expérience patient améliorée. Philips Healthcare, par exemple, propose depuis plus d’une décennie le concept Ambient Experience dans les salles d’imagerie médicale. Il s’agit de salles d’examen (IRM, scanner) équipées de systèmes audiovisuels immersifs : éclairages d’ambiance colorés, sons apaisants et projections visuelles thématiques (fonds marins, ciel étoilé, paysages animés, etc.), souvent personnalisables par le patient. L’objectif est de réduire la claustrophobie et l’anxiété lors de ces examens techniques. Une étude récente réalisée dans un service d’IRM au Japon a montré que chez les patients très anxieux, le fait de passer l’IRM dans une salle équipée de ce dispositif audiovisuel diminuait significativement l’anxiété : dans 64 % à 82 % des cas, l’anxiété élevée était résolue après l’examen sous ambiance immersive, contre seulement 43 % des cas dans un environnement standard. De plus, un sondage international auprès de 59 centres hospitaliers utilisateurs de l’Ambient Experience indique que 76 % d’entre eux observent une baisse de la tension et de l’agitation des patients, et 71 % une réduction de la peur, grâce à ce dispositif. En induisant calme et coopération, ce type d’environnement permet même de limiter le recours à la sédation pour les examens d’imagerie, améliorant la sécurité et le flux des soins. Ces exemples concrets démontrent qu’il est aujourd’hui techniquement et logistiquement faisable d’intégrer de l’art visuel animé dans les lieux de soins, et que les bénéfices attendus (patients plus sereins, soins facilités, satisfaction accrue) se vérifient sur le terrain.
Bases neuroscientifiques de l’exposition à l’art visuel immersif
Les effets observés de l’art sur la santé mentale trouvent des explications dans le domaine émergent de la neuroesthétique, qui étudie comment le cerveau réagit face aux stimuli artistiques. D’un point de vue neuroscientifique, contempler une œuvre d’art engage des zones cérébrales associées au plaisir, à l’émotion et à la cognition, de manière parfois comparable à d’autres expériences gratifiantes. Des expériences menées avec l’IRM fonctionnelle ont montré que le fait de regarder un tableau active le circuit de la récompense dans le cerveau : le cortex orbitofrontal, en particulier, s’illumine lorsqu’on observe une image jugée belle ou significative, tout comme il le fait lorsque l’on ressent de l’amour ou du bonheur intense. Selon le Pr Semir Zeki (University College London), regarder des œuvres d’art déclenche même la libération de dopamine – le neurotransmetteur du bien-être – dans le cerveau émotionnel, provoquant une sensation de plaisir similaire à celle que l’on éprouve en tombant amoureux. Cette réaction biochimique pourrait expliquer en partie pourquoi l’art visuel parvient à réduire le stress et l’anxiété : en stimulant les mécanismes de récompense et de plaisir, il contrecarre les hormones du stress et induit un état d’esprit plus positif.
Par ailleurs, certaines caractéristiques visuelles semblent particulièrement propices à l’apaisement neuronal. Des recherches sur la perception des motifs fractals – ces formes répétitives que l’on retrouve abondamment dans la nature (feuillages, nuages, vagues) – ont révélé un effet saisissant : l’exposition à des motifs fractals entraînerait jusqu’à 60 % de réduction du stress chez l’observateur.
En effet, le cerveau humain, façonné par l’évolution dans un environnement naturel riche en fractales, détecte ces structures en quelques millisecondes et y répond automatiquement par une baisse de la tension mentale. Regarder des éléments visuels inspirés de la nature (arbres, paysages, mais aussi œuvres d’art abstraites incorporant des géométries fractales ou des symétries complexes) déclenche ainsi une cascade de réponses relaxantes avant même que nous en ayons conscience. Ce phénomène a également été invoqué pour expliquer des observations cliniques : par exemple, des patients en convalescence chirurgicale guérissent plus vite et avec moins de complications lorsqu’ils ont une chambre avec vue sur des arbres, plutôt que sur un mur nu, vraisemblablement parce que contempler la nature (et ses fractales) aide à diminuer le stress et à activer les processus de récupération.
En termes de charge cognitive, l’art abstrait pourrait aussi offrir un certain répit au cerveau par rapport à des images figuratives détaillées. Une étude combinant électroencéphalogramme (EEG) et suivi oculaire a comparé comment le cerveau traite des peintures abstraites versus des peintures figuratives chez des patients hospitalisés. Les résultats suggèrent que la contemplation d’une œuvre abstraite requiert moins d’efforts de mémoire et de déchiffrage d’informations que celle d’une scène figurative familière. En d’autres termes, face à une composition abstraite, le cerveau se met dans un mode plus libre et moins analytique – ce qui peut favoriser la rêverie et la détente mentale, là où une image reconnaissable sollicite davantage les circuits cognitifs d’identification et d’interprétation. Ce constat rejoint l’idée que l’art peut plonger le patient dans un état proche de la méditation ou du « flow », surtout lorsque l’œuvre est interactive ou en mouvement lent et régulier. Par exemple, des animations artistiques intégrant des variations fluides de formes et de couleurs (parfois appelées « breathing pictures », ou images qui « respirent ») peuvent entraîner une synchronisation avec la respiration du spectateur et l’aider à atteindre un état de calme intérieur.
Enfin, l’art immersif offre une stimulation multisensorielle modérée qui occupe l’esprit de manière constructive. Dans un environnement hospitalier souvent source d’angoisse, un contenu visuel animé et esthétique sert de « divertissement cognitif » : il capte l’attention du patient et l’éloigne momentanément de ses ruminations ou de ses symptômes. Cette notion de distraction positive est bien connue pour la gestion de la douleur et de l’anxiété – elle est similaire au principe de proposer de la musique apaisante ou des jeux vidéo thérapeutiques. L’avantage de l’art visuel numérique est qu’il peut être facilement adapté et personnalisé : selon les concepts de design biophilique et de neuroarchitecture, ajuster la lumière, les couleurs et les images projetées dans une pièce permet d’optimiser l’état émotionnel des occupants. Un contenu d’art numérique bien choisi crée « une stimulation sensorielle constamment renouvelée » qui évite l’ennui, soutient l’intérêt du patient pour son environnement immédiat et peut même instaurer une routine rassurante (par exemple, un cycle visuel jour-nuit simulé). Cette approche fait que le patient ne se sent plus dans un lieu strictement médical et imprévisible, mais dans un espace un peu plus contrôlable et familier, ce qui réduit l’anxiété liée à l’attente ou aux soins.
En résumé, les progrès en sciences cognitives et en neurosciences confortent ce que l’expérience clinique suggère : l’art visuel, spécialement sous forme animée ou immersive, agit comme un régulateur psycho-physiologique. Il active les circuits cérébraux du plaisir et de la récompense (donnant lieu à des émotions positives), il module l’attention et l’éveil de sorte à détourner du stress, et il peut même influencer des paramètres neurobiologiques (rythme cardiaque, hormones de stress) dans un sens favorable à la guérison. Ces mécanismes expliquent pourquoi l’intégration réfléchie d’éléments artistiques dans les hôpitaux et cliniques améliore non seulement l’esthétique des lieux, mais contribue réellement à un meilleur parcours patient – plus serein, plus humain, et potentiellement plus prompt vers le rétablissement.
Conclusion
L’ensemble des données académiques et des retours du terrain souligne l’impact positif que peut avoir l’art visuel animé – des peintures abstraites dynamiques aux installations numériques immersives – sur la santé mentale des patients et leur vécu tout au long du parcours de soins. Des réductions d’anxiété, de stress et de douleur ont été objectivées dans diverses études, et les patients expriment majoritairement un meilleur ressenti de l’environnement hospitalier en présence d’art, y voyant une source d’apaisement et d’évasion. Les expériences menées dans différents hôpitaux montrent qu’il est possible et bénéfique d’intégrer concrètement de telles œuvres, qu’il s’agisse d’écrans diffusant des images sereines, de murs interactifs ou d’ambiances audiovisuelles enveloppantes, avec à la clé des patients plus calmes, plus satisfaits de leurs soins, et parfois même des améliorations cliniques mesurables. Enfin, les insights fournis par la neuroscience viennent légitimer ces pratiques en dévoilant les mécanismes par lesquels l’art interagit avec le cerveau pour promouvoir le bien-être. Ainsi, l’art visuel en motion s’affirme comme un outil thérapeutique complémentaire pour humaniser les environnements de soins et soutenir la santé mentale des patients, tout en engageant le personnel soignant dans une approche plus holistique de la guérison.
Sources citées :
Nanda, U. et al. (2011). Effect of visual art on patient anxiety and agitation in a mental health facility... J. Psychiatr. Ment. Health Nurs. 18(5), 386-393.
Reddy, S. (2019). Examining the therapeutic potential of visual art in clinical settings: a review. J. Hosp. Manag. Health Policy, 3:32.
Wang, S. et al. (2023). Benefits of Nature Imagery and Visual Art in Healthcare Contexts: A View from Empirical Aesthetics. Buildings, 15(7), 1027.
Shimokawa, K. et al. (2022). Anxiety relaxation during MRI with a patient-friendly audiovisual system. Radiography, 28(3), 725-731.
Philips Healthcare (2021). Survey cites enhanced patient experience and anxiety reduction as top benefits of Ambient Experience. Communiqué de presse Philips.
Halnon, E. (2022). The human brain would rather look at nature than city streets. Phys.org/University of Oregon.
Niio Editorial (2020). What We’re Reading Now: The Power of Art in Healing and Wellness. Niio.com.
Nielsen, S.M.L. & Mullins, M.F. (2017). Beyond the dichotomy of figurative and abstract art in hospitals: the potential of visual art as a generator of well-being. Proc. Int’l Conf. on Environmental Design Research.
Zeki, S. (2004). Étude sur la réaction cérébrale face à l’art (UCL) – cité par MindshapingArt (2020).
PARTIE 2:
Art visuel et émotions : influences visuelles et bases neuropsychologiques
1. Composants visuels et influence sur les émotions
Les couleurs constituent un facteur majeur dans la réaction émotionnelle aux images. Des études confirment l’existence d’associations systématiques entre certaines couleurs et des émotions spécifiques. Par exemple, la couleur rouge est fréquemment liée à la colère ou à des sentiments intenses, tandis que le bleu est associé à la tristesse ou au calme . Dans une expérience où des participants devaient représenter des émotions en dessin abstrait, les images de joie utilisaient majoritairement des tons jaune-vert vifs, alors que le dégoût tendait vers des verts plus sombres; la colère était presque toujours rendue en rouge et la tristesse en bleu. De plus, les œuvres évoquant des émotions négatives comportaient généralement des teintes plus sombres (rouge profond, noir, gris), alors que des émotions positives étaient exprimées par des couleurs plus claires et saturées. Ces conventions semblent en partie universelles : à travers les cultures, le rouge évoque le danger (sang, colère) et le bleu une certaine sérénité (ciel, eau) ou mélancolie. Notre cerveau pourrait donc avoir intégré ces correspondances visuelles de façon innée et culturelle afin d’évoquer automatiquement des états affectifs face aux couleurs d’une œuvre.
Les formes et lignes d’une composition artistique jouent également un rôle clé dans l’affect du spectateur. La recherche montre que des contours courbés ou sinueux ont tendance à susciter des sentiments positifs, par opposition aux formes anguleuses ou pointues qui engendrent un biais émotionnel négatif (une impression de menace ou d’inconfort). En art abstrait, on observe par exemple que la colère est souvent représentée par des lignes dures, anguleuses et fortement entremêlées, alors que la joie est suggérée par des lignes plus courbes et ondulantes. De même, dans les dessins abstraits étudiés par Damiano et al. (2023), la colère comportait beaucoup de traits denses et agressifs, alors que la tristesse se manifestait par des traits plus verticaux et descendants (suggérant la pesanteur ou la chute). Ces éléments visuels structuraux – angularité vs courbure, densité vs légèreté du trait – influencent la valence émotionnelle perçue d’une image (positif vs négatif) de façon fiable à travers différents observateurs. On peut en déduire que notre système visuel-émotionnel a appris à associer certaines caractéristiques formelles à des affects : par exemple, des lignes brisées ou zigzags évoquent la dangerosité, tandis que des formes arrondies et harmonieuses inspirent la sécurité ou la douceur.
La composition spatiale d’une œuvre – c’est-à-dire l’agencement des éléments dans le cadre – peut moduler subtilement l’émotion du spectateur. Une composition équilibrée et symétrique sera souvent jugée plus agréable ou apaisante, là où une composition très chaotique ou désordonnée peut générer de la tension voire de l’anxiété. Des travaux en vision computationnelle suggèrent que des propriétés globales comme la proportion des couleurs, le niveau de complexité visuelle ou l’ordre dans l’image contribuent à l’impression affective générale (valence) qu’elle provoque. Par exemple, un modèle de « valence visuelle » (visual valence) entraîné sur des milliers d’images a pu apprendre à prédire si une scène visuelle sera perçue de façon positive ou négative rien qu’en analysant la distribution des formes, des couleurs et la composition, sans reconnaître le sujet représenté. Cela confirme qu’au-delà du contenu sémantique, l’esthétique formelle (organisation, symétrie, complexité) porte en elle une charge émotionnelle mesurable.
Enfin, l’élément du mouvement (ou l’illusion du mouvement) dans l’art visuel – particulièrement présent dans l’art numérique en mouvement ou les installations interactives – enrichit l’expérience émotionnelle d’une dimension temporelle. Un stimulus visuel dynamique peut intensifier l’arousal (niveau d’éveil émotionnel) du spectateur : par exemple, une animation aux changements rapides et imprévisibles tendra à provoquer de l’excitation voire de l’inquiétude, alors qu’un mouvement lent, fluide et régulier aura plutôt un effet relaxant. Une étude sur des textures visuelles dynamiques (des motifs animés comme des vagues, du feu, etc.) a montré que la vitesse élevée et la forte complexité des mouvements étaient perçues comme stimulantes mais plutôt désagréables, tandis qu’une dynamique plus lente et régulière était jugée apaisante et plaisante. Par ailleurs, la présence de mouvement suggéré dans une peinture (par des coups de pinceau vigoureux, des diagonales indiquant une action) peut activer chez l’observateur des circuits neuronaux moteurs par un mécanisme d’empathie incarnée. En effet, le cerveau simule en partie l’action qu’il voit : ainsi, des œuvres dynamiques engageant visuellement le geste (danse, sport, coups de pinceau expressifs) peuvent déclencher l’activation de zones prémotrices et pariétales chez le spectateur. Ceci rejoint la théorie des neurones miroirs en art : nous « ressentons » physiquement l’énergie ou le mouvement présent dans l’image, ce qui contribue à l’émotion ressentie (Freedberg & Gallese, 2007).
2. Réactions du cerveau aux œuvres visuelles (neurosciences & psychologie)
Du point de vue neuroscientifique, l’appréciation d’une œuvre d’art visuel mobilise à la fois les aires sensorielles visuelles et des circuits émotionnels dans le cerveau. Une méta-analyse de 15 études en IRMf (imagerie par résonance magnétique fonctionnelle) a identifié un ensemble de régions constamment activées lorsqu’une personne contemple des peintures. Ce réseau comprend les lobes occipitaux (cortex visuel primaire et associatif, chargés de la perception visuelle basique), mais aussi des zones du stream ventral temporal comme le gyrus fusiforme (reconnaissance des objets) et le gyrus parahippocampique (perception des scènes visuelles). Fait notable, l’imagerie cérébrale révèle également l’activation de structures limbiques ou associées à l’émotion : en particulier, l’insula antérieure – région clé du ressenti émotionnel – est recrutée de façon significative lorsque l’on regarde des peintures. De plus, le cortex cingulaire postérieur, partie du « réseau par défaut » lié à la mémoire autobiographique et à la pensée introspective, s’active également. Ces corrélats neuronaux suggèrent que regarder une œuvre d’art ne se limite pas à « voir » une image : cela engage des processus affectifs internes (plaisir, émotion, évaluation subjective) et des pensées intérieures. En somme, le cerveau traite une œuvre d’art via un va-et-vient entre l’analyse visuelle objective (formes, objets, couleurs) et une résonance émotionnelle personnelle, impliquant des zones de récompense et d’auto-référence.
Plusieurs études pionnières en neuroesthétique ont montré comment le cerveau réagit spécifiquement à la beauté visuelle et aux émotions esthétiques. Par exemple, Kawabata et Zeki (2004) ont demandé à des sujets en IRMf de regarder des tableaux et de les évaluer comme « beaux », « neutres » ou « laids ». Ils ont découvert que lorsque qu’un participant trouvait une œuvre belle, une région du cortex préfrontal appelée cortex orbitofrontal médian (OFC) s’activait fortement. L’OFC est une aire associée au plaisir, à la récompense et aux jugements de valeur – la même zone peut s’activer face à d’autres expériences gratifiantes (nourriture, musique, etc.). Inversement, les peintures jugées laides n’engendraient qu’une faible activation de l’OFC, et les œuvres neutres une activation intermédiaire. Cette modulation graduelle de l’OFC en fonction de la beauté perçue indique que le système de récompense du cerveau suit de près notre expérience esthétique. En outre, lorsque les sujets étaient invités non pas seulement à regarder passivement l’art mais à s’impliquer et réfléchir à l’œuvre, on observait une activation accrue de l’insula bilatérale – structure liée à l’intégration des émotions corporelles – suggérant une implication plus forte du ressenti personnel et de l’empathie. Ces résultats confirment que l’appréciation artistique combine perception visuelle, émotion et évaluation cognitive de façon intégrée dans le cerveau.
Les recherches en neurosciences affectives de l’art révèlent également comment le cerveau distingue les émotions provenant du contenu figuratif de l’image et celles liées aux propriétés visuelles pures. Une étude très récente (Sadeghi et al., 2024) a introduit la notion de valence visuelle – c’est-à-dire la part de sentiment positif/négatif directement suscitée par les caractéristiques sensorielles d’une image, indépendamment de sa signification. En entraînant un modèle d’IA sur des milliers de photographies émotionnelles, les auteurs ont pu prédire les jugements de valence des spectateurs uniquement à partir de paramètres comme la couleur, la luminosité ou la composition, sans reconnaître les objets. Fait remarquable, ce modèle fonctionnait encore mieux sur des peintures abstraites, confirmant que des formes et couleurs sans objet identifiable suffisent à transmettre un ton émotionnel universel. Du côté des observations neurobiologiques, lorsque l’on limite chez des participants la reconnaissance cognitive d’une image (par ex. en la montrant très brièvement ou à l’envers), leur ressenti émotionnel correspond davantage aux prédictions basées sur les caractéristiques visuelles de bas niveau. L’IRMf a montré que cette « valence visuelle » corrèle principalement avec l’activité dans les aires visuelles inférieures et intermédiaires du cerveau (aires occipitales), plutôt que dans les aires frontales d’interprétation sémantique. En d’autres termes, il existerait dans notre cerveau une voie directe « de l’œil au sentiment » : les circuits visuels eux-mêmes décodent une teinte affective à partir de ce que nous voyons, en parallèle de la voie plus lente où l’on reconnaît la scène et on associe des concepts et souvenirs émotionnels plus élaborés. Cette découverte apporte un éclairage neuroscientifique sur la puissance de l’art abstrait : même sans sujet, une composition visuelle peut activer immédiatement en nous une émotion (positive ou négative) via les mécanismes neuro-perceptifs de base.
Les études de neuroimagerie menées in situ dans des musées confirment enfin que la rencontre avec une œuvre d’art réelle est une expérience cérébrale riche et unique. Une expérience neuroscentifique commanditée par le musée Mauritshuis (Pays-Bas, 2024) a comparé les réactions cérébrales de visiteurs face à un tableau original (exposé en galerie) versus une reproduction de ce même tableau. Les chercheurs ont combiné EEG, eye-tracking et IRMf pour mesurer objectivement l’impact émotionnel. Résultat : contempler l’original suscite une réponse neurologique jusqu’à dix fois plus intense que de regarder sa copie imprimée. En particulier, devant la célèbre Jeune Fille à la perle de Vermeer, une zone du cortex précunéus (impliquée dans le soi, la mémoire épisodique et l’imagerie mentale) s’est avérée fortement stimulée lorsque les participants étaient face au vrai tableau. Le précunéus étant associé à l’auto-réflexion, sa suractivation suggère que l’œuvre originale provoque chez le spectateur une expérience plus personnelle, des réminiscences ou une connexion empathique plus profonde qu’une reproduction plate ne parvient pas à offrir. Comme l’a résumé un neuroscientifique impliqué, « Regarder de l’art stimule le cerveau à plusieurs niveaux : excitation, imagination, et réflexion se déclenchent ensemble – c’est une activation cérébrale maximale ». Ces résultats illustrent combien le contexte authentique et sensoriel de l’art (présence de la toile, texture, aura de l’original) amplifie l’engagement émotionnel et cérébral du public.
3. Méthodes scientifiques pour mesurer l’impact émotionnel de l’art
Comprendre l’impact émotionnel d’une œuvre visuelle nécessite de le mesurer avec des méthodes fiables, tant en laboratoire qu’en contexte plus écologique. Les chercheurs ont développé pour cela un arsenal d’outils neuroscientifiques, psychophysiologiques et comportementaux :
Imagerie cérébrale (IRMf, PET) : techniques comme l’IRM fonctionnelle mesurent l’activité neuronale dans tout le cerveau avec une bonne résolution spatiale. Elles permettent d’identifier quelles régions sont activées par l’observation d’une œuvre et avec quelle intensité. Par exemple, l’IRMf a révélé l’activation de l’OFC face à une peinture jugée belle, ou celle du précunéus face à un tableau original émouvant. Ces méthodes éclairent les corrélats neuronaux de l’émotion esthétique, en montrant quels circuits (visuels, limbique, récompense, mémoire…) sont impliqués.
Électroencéphalographie (EEG) : en plaçant des électrodes sur le cuir chevelu, l’EEG enregistre l’activité électrique globale du cerveau, avec une précision temporelle de l’ordre de la milliseconde. On peut ainsi détecter des patterns d’ondes cérébrales liés à l’état émotionnel ou à l’attention du spectateur pendant qu’il regarde une œuvre. Par exemple, une étude utilisant l’EEG a montré que l’immersion dans un environnement artistique 3D (réalité virtuelle) provoquait une puissance accrue des ondes beta (21–30 Hz), signe d’une stimulation émotionnelle plus intense comparé à un environnement 2D. L’EEG permet aussi de repérer des marqueurs tels que l’asymétrie frontale alpha (souvent associée à la valence de l’émotion) ou des potentiels évoqués spécifiques en réponse à des stimuli visuels d’art.
Oculométrie (Eye-tracking) : cette technique suit les mouvements des yeux du spectateur pour voir où son regard se porte sur l’œuvre et comment il explore la composition. L’eye-tracker enregistre la trajectoire du regard, les points de fixation et même la dilatation de la pupille (un indicateur d’activation émotionnelle). Grâce à l’oculométrie, on peut déterminer quels éléments visuels attirent l’attention en premier, ou comparer différentes œuvres selon le scanpath des yeux. Par exemple, dans l’étude du Mauritshuis, l’eye-tracking a été combiné à l’EEG pour corréler les zones regardées d’un tableau avec la réponse cérébrale enregistrée. De plus, une forte dilatation pupillaire pendant la contemplation peut refléter un émoi intense ou une fascination pour certaines œuvres.
Mesures physiologiques autonomes : les émotions s’accompagnent de changements corporels que l’on peut quantifier. L’activité électrodermale (EDA ou conductance cutanée) est souvent utilisée pour mesurer le niveau d’excitation émotionnelle (arousal), car la transpiration des paumes augmente avec le stress ou l’émerveillement. On enregistre aussi la fréquence cardiaque ou sa variabilité, la pression artérielle, la respiration, etc. Ces indicateurs renseignent sur l’intensité de la réaction affective face à l’art. Des expériences ont montré, par exemple, qu’une visite de musée peut faire baisser le cortisol (hormone de stress) et la pression sanguine, signes d’un apaisement physiologique devant les œuvres.. Inversement, une œuvre très stimulante pourrait accélérer le pouls ou augmenter la conductance de la peau. Ces mesures objectives complètent utilement les données cérébrales en reflétant la réponse corporelle à l’émotion esthétique.
Questionnaires d’émotion et rapports subjectifs : une approche classique, plus accessible, consiste à demander directement aux spectateurs de décrire ou noter leurs ressentis face à une œuvre. Des échelles standardisées ont été élaborées en psychologie pour quantifier les émotions esthétiques. Par exemple, l’Aesthetic Emotion Scale (AESTHEMOS) est un questionnaire validé comprenant 42 items couvrant diverses émotions ressenties (admiration, nostalgie, émerveillement, confusion, etc.). Les participants peuvent évaluer sur une échelle de Likert leur degré de ressentis comme la « fascination », la « joie », la « tristesse belle » ou le « sentiment d’être transporté ». D’autres instruments existent, tels que des versions adaptées du PAD (Plaisir–Activation–Dominance) ou des grilles verbales d’émotions. Ces auto-évaluations, bien que subjectives, permettent de comparer les profils émotionnels évoqués par différentes œuvres ou d’individualiser l’expérience de chacun.
Expériences en ligne et tests à grande échelle : avec Internet, il est devenu possible de recueillir les réactions émotionnelles de milliers de personnes face à des œuvres, via des plateformes ou questionnaires en ligne. Par exemple, le projet ArtEmis a constitué un vaste jeu de données de 455 000 annotations d’émotions et d’explications textuelles fournies par des internautes regardant 80 000 peintures issues du WikiArt. Chaque participant indique quelle émotion (parmi 8 catégories, p.ex. admiration, tristesse, colère, etc.) une œuvre lui fait ressentir, et justifie en quelques mots. De tels crowdsourcing de données permettent d’analyser statistiquement l’impact émotionnel des œuvres à large échelle, d’identifier des tendances (par ex. tel tableau de Turner suscite majoritairement de la « sérénité » chez 70% des gens) et même d’entraîner des modèles d’IA sur ces réponses humaines. Ces tests en ligne offrent une méthode peu coûteuse et écologique de mesure, complémentaire aux dispositifs de laboratoire, tout en incluant la diversité des sensibilités individuelles.
Outils basés sur l’IA et modèles génératifs : L’essor de l’intelligence artificielle a apporté de nouveaux moyens d’évaluer et même de reproduire l’effet émotionnel de l’art. Des algorithmes de machine learning peuvent être entraînés à prédire l’émotion qu’une image va provoquer, à partir de ses caractéristiques visuelles. Par exemple, le modèle de Visual Valence évoqué plus haut attribue à n’importe quelle image un score de valence (agréable vs désagréable) basé sur la couleur, la composition, etc., tel un « observateur artificiel » calibré sur les réponses humaines. D’autres réseaux de neurones classifient les œuvres selon des catégories émotionnelles ou génèrent des descriptions affectives (du type « ce tableau évoque la mélancolie et la rêverie »). Par ailleurs, des outils d’IA générative permettent de créer des images à partir de données physiologiques ou cérébrales liées aux émotions. Une expérimentation fascinante a combiné l’IRMf et un réseau génératif profond nommé NeuroGen : en entrant l’activité enregistrée dans les aires visuelles du cerveau d’une personne regardant une image plaisante ou déplaisante, le réseau a produit de nouvelles images abstraites correspondant à la teinte émotionnelle ressentie. Ces images synthétisées par la machine reflétaient le caractère « agréable » ou « dérangeant » attendu, et étaient reconnaissables comme telles par d’autres observateurs.. Cela prouve que le signal neural brut contient suffisamment d’information pour reconstruire le type d’esthétique visuelle qui a provoqué l’émotion – une avancée à la croisée de l’art et de la neuroscience. De manière générale, l’IA offre des outils de comparaison et de simulation inédits (voir section suivante) : on peut désormais autant mesurer qu’imiter l’impact émotionnel d’une œuvre grâce à des modèles informatiques sophistiqués.
4. Comparaison de l’impact émotionnel entre différentes œuvres
Comparer scientifiquement l’impact émotionnel de différentes œuvres d’art visuel requiert des protocoles rigoureux, afin d’objectiver des expériences par nature subjectives. Plusieurs approches complémentaires existent pour évaluer et confronter les réactions suscitées par des œuvres distinctes :
Expérimentation contrôlée : En laboratoire, on peut exposer les mêmes participants à un ensemble d’œuvres différentes dans un ordre aléatoire, tout en mesurant leurs réactions physiologiques et psychologiques à chaque stimulus. Ainsi, chaque œuvre obtient un « profil émotionnel » moyen (par ex. fréquence cardiaque moyenne, niveau de conductance cutanée, score d’émotions auto-reportées) que l’on peut comparer statistiquement aux autres œuvres. Par exemple, une étude pourrait montrer successivement à des sujets deux peintures – l’une abstraite aux couleurs froides, l’autre figurative aux tons chauds – puis évaluer laquelle génère un arousal plus élevé (mesuré par GSR) ou une valence plus positive (mesurée par questionnaire). Des analyses en ANOVA ou tests de rang peuvent alors déterminer si les différences observées sont significatives. C’est ce qu’a fait Mastandrea et al. (2018) en comparant l’effet relaxant de visiter une galerie d’art figuratif vs abstrait : seules les œuvres figuratives ont entraîné une baisse significative de la pression artérielle des visiteuses, suggérant un impact apaisant supérieur par rapport aux toiles abstraites, indépendamment du degré d’appréciation subjective. Ce type de protocole in vivo permet donc de discriminer l’influence émotionnelle propre à différents styles ou contenus artistiques sur un plan physiologique quantifiable.
Comparaison par paires ou conditions : Une variante consiste à concevoir des conditions expérimentales contrastées autour d’une même œuvre ou d’un même sujet. Par exemple, la recherche menée au Mauritshuis a comparé la même œuvre (La Jeune Fille à la perle) dans deux conditions : exposition réelle vs reproduction imprimée. En enregistrant en parallèle EEG, suivi oculaire et IRMf, les chercheurs ont pu quantifier l’écart de réponse émotionnelle entre l’original et la copie : l’original a généré jusqu’à 10 fois plus d’activation cérébrale liée à l’émotion que la reproduction. Ce protocole de comparaison directe met en évidence l’effet du contexte artistique authentique sur le cerveau et le ressenti, et peut s’étendre à d’autres paires (ex : comparer l’impact d’un tableau en couleurs vs en noir et blanc, d’une œuvre visionnée en personne vs sur écran, etc.). De même, on peut comparer les réactions à une œuvre présentée seule versus accompagnée d’une histoire explicative ou d’une musique, pour voir comment ces facteurs modulent l’émotion. Ces designs expérimentaux offrent une façon structurée de mesurer scientifiquement ce que des amateurs d’art décrivent souvent de manière qualitative (par ex. « l’original me touche bien plus que la copie ») en apportant des preuves chiffrées de ces différences d’impact.
Échelles de notation comparative : Une autre méthode, plus centrée sur le jugement subjectif mais aisément quantifiable, consiste à demander à des évaluateurs de noter ou classer plusieurs œuvres selon diverses dimensions émotionnelles. Par exemple, présenter un set de 10 peintures et demander : « Classez ces œuvres de la plus apaisante à la plus anxiogène » ou « Attribuez à chaque tableau une note de 1 à 10 pour l’intensité émotionnelle ressentie ». En agrégeant les réponses de nombreux participants, on obtient un rang émotionnel des œuvres. Des outils en ligne permettent de faire ce genre de test à grande échelle, et même d’implémenter des algorithmes adaptatifs (tri à choix forcé, comparaisons par paires aléatoires) pour obtenir des classements robustes. Cette approche a par exemple été utilisée pour calibrer des bases d’images standardisées en psychologie : le IAPS (International Affective Picture System) et d’autres corpus comportent des photos (parfois artistiques) avec des scores moyens de valence et d’arousal obtenus auprès de centaines de personnes, ce qui permet de comparer une nouvelle image aux références. Si l’on veut situer l’impact d’une œuvre visuelle donnée, on peut la faire évaluer sur les mêmes échelles que l’IAPS et voir si elle suscite un niveau de peur comparable à la photo d’un serpent, ou un niveau de plaisir proche d’un paysage idyllique, etc. Cette normalisation statistique fournit un contexte aux réponses émotionnelles, rendant la comparaison entre œuvres plus objective.
Analyse computationnelle et outils automatisés : Les avancées en vision par ordinateur offrent aujourd’hui des moyens de comparer des œuvres entre elles sur le plan émotionnel sans forcément passer par des panels humains pour chaque nouvelle image. Par exemple, des algorithmes ont été entraînés à prédire le score de valence et d’arousal d’une image en se basant sur ses features visuelles (couleurs, formes, textures). En appliquant de tels modèles à deux œuvres, on peut estimer laquelle sera perçue comme plus positive ou plus intense. Dans l’étude On Shape and the Computability of Emotions (Lu et al. 2012), les auteurs ont modélisé l’effet émotionnel d’images en se focalisant sur des attributs comme la rondeur vs l’angularité et la simplicité vs complexité des formes. Leur système a réussi à prédire les ratings de valence et d’excitation des images avec une bonne précision, et même à distinguer automatiquement les images à fort contenu émotionnel des images neutres avec une exactitude élevée. Ce type d’outil algorithmique permet donc de comparer objectivement le potentiel émotionnel de différentes œuvres : par exemple, il pourrait calculer qu’une peinture abstraite aux formes arrondies et couleurs pastel a un indice de « sérénité » plus élevé qu’un tableau surréaliste aux contrastes violents. Bien sûr, ces modèles restent des approximations et ils capturent plutôt la « réaction moyenne probable », mais ils offrent un regard quantitatif nouveau pour classer ou regrouper des œuvres selon l’émotion qu’elles suscitent.
Schéma du modèle de Valence Visuelle (Visual Valence Model) développé par S. Sadeghi et collègues En analysant les caractéristiques de bas niveau d’une image (couleurs, luminance, composition, etc.), ce modèle de machine learning prédit son impact émotionnel en termes de valence (plaisir vs déplaisir). Il a été entraîné sur ~8000 photos avec annotations de valence, et ses prédictions se généralisent même aux peintures abstraites, permettant de comparer objectivement différentes œuvres sur l’axe positif/négatif. Les expériences montrent que la « valence visuelle » ainsi prédite correspond à une réalité neurobiologique : elle se reflète sélectivement dans l’activité des aires visuelles du cerveau, distincte de la route cognitive liée à la signification. Les chercheurs ont même utilisé un réseau génératif (NeuroGen) pour synthétiser des images à partir des patterns cérébraux associés à une valence positive vs négative : ces images reconstruites alignées sur les prédictions du modèle ont été jugées « plaisantes » ou « déplaisantes » par des observateurs humains, validant ainsi la capacité du modèle à capter l’essence émotionnelle visuelle d’une œuvre.
En combinant ces différentes approches – mesures en laboratoire, outils informatiques et observations in situ – les scientifiques peuvent désormais comparer de manière rigoureuse l’impact émotionnel de créations artistiques variées. On peut ainsi répondre à des questions comme : quelle œuvre provoque le plus d’émotion et pourquoi ? avec des éléments tangibles. Par exemple, on peut constater qu’une œuvre abstraite de Kandinsky génère moins de réaction physiologique qu’un portrait de Rembrandt, ou qu’une animation numérique hypnotique déclenche un schéma de regard bien différent d’une peinture statique, ce qui éclaire les différences de puissance évocatrice entre styles et médiums. Ces connaissances, étayées par des études académiques et des plateformes expérimentales, enrichissent non seulement notre compréhension de la psychologie de l’art, mais offrent aussi des outils concrets aux artistes, designers et muséologues pour créer des expériences visuelles plus engageantes et adaptées à l’effet émotionnel souhaité.
Sources citées : Les informations et exemples ci-dessus proviennent de recherches en psychologie expérimentale, neurosciences et vision par ordinateur, notamment Damiano et al. (2023)pubmed.ncbi.nlm.nih.gov, Bernhardt-Walther (Univ. Toronto)aau.eduaau.edu, Sadeghi et al. (2024)nature.com, Kawabata & Zeki (2004)artsmentalhealth.org, Freedberg & Gallese (2007)frontiersin.org, Vartanian & Skov (2014)pubmed.ncbi.nlm.nih.gov, et d’articles de synthèse en neuroesthétiquefrontiersin.orgfrontiersin.org. Des études de cas contemporaines, comme l’initiative du musée Mauritshuismuseumsandheritage.commuseumsandheritage.com, illustrent l’application de ces méthodes (EEG, IRMf, eye-tracking) dans l’évaluation de l’émotion artistique. Les outils mentionnés (AESTHEMOSfrontiersin.org, ArtEmisartemisdataset.org, Visual Valence Model, etc.) témoignent du lien étroit entre sciences et arts pour objectiver le ressenti esthétique.
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